TENDANCE Mardi 10 mars 2015 Li Edelkoort: «L’industrie de la mode a creusé sa tombe» Rinny Gremaud Li Edelkoort, l’un des plus influents oracles de tendance, prédit la mort de la mode et de son système Il faut un certain courage pour faire la nécrologie critique de ce qu’on aime, et plus encore, de ce qui nous fait vivre. Li Edelkoort, Néerlandaise de 65 ans et Parisienne d’adoption, a fait de la mode sa vie, au point d’être aujourd’hui l’un des oracles de tendance les plus influents au monde. Elle vient de publier Anti-Fashion, un manifeste pour la prochaine décennie, un argumentaire en dix points qui proclame la mort de l’industrie de la mode telle que nous la connaissons aujourd’hui. En huit pages, elle explique comment le système dans son ensemble travaille depuis des décennies à son autodestruction. Elle évoque les écoles de stylisme qui élèvent des divas du catwalk à l’heure où elles devraient former des designers industriels. Les pressions économiques qui poussent les créateurs à faire des sacs à main et des chaussures, au lieu de s’attarder sur la sémantique du vêtement. Des journalistes et blogueurs de mode, qui vivent sous perfusion de cadeaux. Des designers qui travaillent sur écran, ignorant tout des propriétés de la matière. Et du prix des vêtements qui n’a plus aucun sens en regard du travail qu’ils requièrent. Elle dit, aussi, à quel point les réalités sociales et les aspirations individuelles sont loin de ce que produit ce système aujourd’hui. L’industrie de la mode est morte. Et personne ne la regrettera. Le Temps: Pourquoi la mode n’intéresse-t-elle plus ceux qui aiment s’habiller? Li Edelkoort: La mode, c’est un changement de silhouette qui marque une époque. Par exemple, l’émancipation de la femme qui se manifeste dans l’élargissement des épaules. Or, aujourd’hui, nous vivons une période d’absence de mode. Les vêtements se portent sans limite de temps, de lieu ou de genre – pyjama le jour, fourrure en été, etc. En effaçant tous les repères, mais sans réinjecter du sens, l’industrie de la mode a fini par se rendre obsolète. Les défilés sont devenus sans intérêt, c’est un système coûteux dont le prix est reporté sur le client, un système qui ne correspond plus à rien, et doit être repensé. – Mais les gens investissent encore beaucoup dans leur apparence. – Les gens mettent leur énergie dans la décoration de leur propre corps, par des tatouages, des coupes de cheveux, des bijoux, etc. Aujourd’hui, le vêtement a moins d’importance pour exprimer sa personnalité. Il y a beaucoup de gens bien habillés, mais on ne peut plus dire de personne qu’il est à la mode. La mode n’existe plus. Il fut un temps où la façon de s’asseoir, la manière de se tenir, étaient facteurs de la mode. – L’autre tendance, c’est que les gens n’ont plus envie de posséder, ni de consommer les vêtements en flux. – Nous entrons dans une ère où la possession n’a plus d’importance. La location, le partage, le troc, les achats collectifs sont les nouvelles manières de consommer. A Paris, à Amsterdam, il existe des bibliothèques de vêtements, où l’on peut louer des pièces. Ces tendances vont de pair avec les contraintes économiques, et l’émergence d’une jeunesse éduquée, de bon goût, mais qui n’a pas d’argent. On voit apparaître des tenues plus simples, plus dépouillées. Des habits de qualité, qu’on ne jette pas après une saison. Les enseignes comme Uniqlo ont du succès parce qu’elles proposent des pièces simples que tout le monde achète parce qu’elles sont bien étudiées, vendues à un bon prix, et peuvent être associées à tous les styles. – Votre manifeste est très sévère avec les groupes de luxe. Vous semblez dire que c’est le marketing lui-même qui a tué ses propres marques. – Le problème, c’est la dépendance des capitaux et l’aversion au risque. Les investisseurs exigent un retour sur investissement régulier, et la créativité est sacrifiée. Nous sommes au point où les collections n’ont plus de substance et se ressemblent toutes. En même temps, les créateurs subissent une pression insoutenable, se suicident ou sortent du système psychologiquement ruinés. – Mais il n’y a plus personne pour formuler des critiques… – La culture du «like» apportée par Facebook a engendré une écriture journalistique qui ne sait qu’admirer. Plus personne ne veut dire les choses désagréables, personne ne veut aborder les sujets difficiles. La plupart des blogueurs et des journalistes de mode manquent de la culture nécessaire pour porter un regard critique et professionnel sur les collections. – Quelle est la responsabilité des écoles de stylisme dans cet effondrement? – Les académies fondent leur enseignement sur les modèles de succès d’hier. On apprend aux étudiants à devenir des designers de défilés, à concevoir un univers qui va de la musique au catalogue. Le temps qu’ils consacrent à la sémantique du vêtement est toujours plus réduit, ils sont incapables de penser la silhouette dans son époque, on n’enseigne plus l’histoire, ni les fondamentaux techniques. Les étudiants sont formatés pour travailler dans l’industrie du luxe, mais seule une infime minorité le fera. Ces formations ne mettent l’accent ni sur la dimension industrielle du vêtement, ni sur l’artisanat. Or ce sont ces deux aspects-là de la création de vêtement qui ont le plus d’avenir. – L’une des conséquences réjouissantes de la mort de la mode, dites-vous, c’est l’émergence d’une approche anthropologique du vêtement… – Quand il n’y a plus de mode, il faut trouver l’inspiration ailleurs. Aujourd’hui, dans la création de vêtement et dans bien d’autres domaines, l’anthropologie s’impose comme la discipline du futur. Comprendre l’homme dans ses usages et ses désirs fondamentaux, en puisant dans l’histoire et le folklore, permet de penser différemment l’habit. Autre conséquence, la mort de la mode, c’est aussi le regain d’intérêt pour le vêtement lui-même. Sa construction, sa forme, le comportement de la matière. C’est ce qui me fait croire au retour des ateliers de couture comme laboratoires de réflexion. article issu du journal "le temps" de Genève.
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AuteurLaurence Barbier Archives
Janvier 2018
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